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Carnets de voyage

La Colombie, ce n'est pas qu'Ingrid

Place principale de l'Universidad Districtal.
Place principale de l'Universidad Districtal.
Photos : Philippe Viens

11 septembre 2008

Philippe Viens, Étudiant à la Faculté des lettres et sciences humaines

Philippe Viens, étudiant au baccalauréat multidisciplinaire, est actuellement en Colombie où il suit une session d'études en éducation communautaire et en droits humains. Dans cette correspondance, il nous fait vivre la réalité d'un campus tumultueux où des revendications de toute nature s'expriment, sur fond de tensions sociales et de privatisation des activités universitaires.

Arrivé à Bogotá, en Colombie, je suis immédiatement averti par la responsable des relations internationales de l'Universidad Pedagogica Nacional de m'en aller si une émeute se déclenche sur le campus. «Elles se produisent habituellement le mardi ou le jeudi après dîner», ajoute une jeune fonctionnaire. En effet, le premier jour de la session, un groupe anarchiste fait exploser quelques papas – des pétards artisanaux – devant les bureaux de l'administration. Suit un discours appelant à la défense de l'éducation publique sous les applaudissements des étudiants.

Inutile de dire que l'ambiance est tout à fait différente qu'à l'Université de Sherbrooke. Chaque pouce carré du campus, du sol jusqu'aux salles de cours, est recouvert de graffitis toutes tendances confondues : anarchistes, communistes, camélistes (adhérants de la théologie de la libération et du prête-guerillero Camilo Torres) et même sympathisants des Forces armées révolutionnaires de Colombie. «Ça fait partie de notre droit à l'expression», affirme une étudiante en éducation de l'enfance, alors que d'autres peignent tranquillement un portrait du commandant Marcos sur un mur. Dans cette atmosphère de liberté, partout des étudiants organisent des activités ou improvisent des petits stands où ils vendent boissons gazeuses, bonbons, cigarettes et, les vendredis, du guarapo (une sorte de bière traditionnelle) pour se procurer un petit revenu, question de payer les photocopies des nombreuses lectures exigées par les professeurs.

L'éducation publique menacée

Conseil d'administration de l'Universidad de la Guajira se déroulant sous surveillance militaire.
Conseil d'administration de l'Universidad de la Guajira se déroulant sous surveillance militaire.

«Comme partout sur la planète, nous sommes pris dans une logique néolibérale qui veut privatiser l'éducation», affirme le représentant syndical des professeurs, Crisanto Gomez. Selon lui, l'éducation publique ne couvre plus que 30 % de la demande en Colombie, alors que les 70 % restants doivent se tourner vers le privé. «Chaque garage est devenu une université», affirme un autre professeur. On peut se rendre facilement compte de la véracité de ses propos en se promenant dans les rues de Bogotá où les «universités macdo» foisonnent.

Alors que les frais de scolarité sont relativement peu élevés dans les universités publiques colombiennes, les frais des universités privées sont comparables à ceux du Canada, ce qui restreint considérablement l'accessibilité aux études dans un pays où plus de 70 % de la population vit dans la pauvreté et où le salaire minimum est de 250 $ par mois.

L'éducation publique, selon le professeur Gomez, est présentement dans une situation critique puisque depuis 1990, l'État a réduit le financement du réseau universitaire de 95 % à 55 %, en plus d'exiger que les universités doublent le nombre d'admissions. Tout cela, combiné à des mauvaises décisions de la part de l'administration, a entraîné l'Universidad Pedagogica Nacional dans une spirale d'endettement qui fait aujourd'hui courir des rumeurs de fermeture. «Il n'y a pas d'argent pour la cafétéria, pas d'argent pour le matériel de laboratoire, pas d'argent pour les livres, mais l'administration trouve néanmoins de l'argent pour effacer nos dénonciations sur les murs», dit une étudiante. En plus, cette session, l'administration a annulé tous les cours optionnels, qui font pourtant partie du parcours universitaire. D'où le sentiment de colère contre le rectorat qui semble être partagé par l'ensemble des étudiants.

La guerre

Étudiant et statue de Simon Bolivar pendant une manifestation.
Étudiant et statue de Simon Bolivar pendant une manifestation.

Pour le professeur Gomez, l'éducation et la santé en Colombie souffrent des mauvaises priorités du gouvernement d'Alvaro Uribe. Celui-ci refuse toute négociation avec la guérilla et consacre la majorité des ressources de l'État colombien à une guerre sans merci contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), avec l'appui des États-Unis, tout en pratiquant une politique de laisser-aller face aux problèmes sociaux graves qui étouffent le pays.

Selon la Croix-Rouge, les opérations militaires récentes de l'armée nationale colombienne contre les FARC dans le sud du pays ont déplacé 4000 personnes de plus qui s'ajouteront aux quatre millions de déplacés internes que compte le pays. Ces millions de personnes se retrouvent dans les centres urbains colombiens, alimentant de véritables armées de mendiants, de commerçants informels, de récupérateurs fouillant systématiquement tous les sacs de poubelle à la recherche de papier, de plastique ou de cuivre pour se faire quelques dollars. Cette situation alimente une criminalité importante, moyen de survie extrême dans un pays ou le filet de sécurité social est inexistant.

Une histoire et un présent tumultueux

Hier, comme aujourd'hui, la Colombie tout comme l'université vivent une situation tumultueuse. Voilà 10 ans, une vague de violence de la part des groupes paramilitaires colombiens, alors à leur sommet, a frappé les intellectuels, professeurs, journalistes, syndicalistes et étudiants qui ont été convertis par ces escadrons de la mort en objectifs militaires. Le fameux humoriste colombien Jaime Garzon y a trouvé la mort. C'est ainsi que la place centrale de l'Universidad Pedagogica Nacional a été renommée en la mémoire du professeur Dario Betancourt Echeverry, qui fut, comme des milliers d'autres, assassiné lors de cette vague de violence en 1999. Seuls quelques morceaux de son corps ont été découverts quelques mois plus tard.

Sortie du Mouvement de la jeunesse bolivarienne, sympathisant des Forces armées révolutionnaires de Colombie, à l'Universidad Nacional.
Sortie du Mouvement de la jeunesse bolivarienne, sympathisant des Forces armées révolutionnaires de Colombie, à l'Universidad Nacional.

«S'opposer à l'implantation des politiques néolibérales et promouvoir l'organisation populaire est la raison fondamentale qui explique que les intellectuels progressifs, les professeurs et les étudiants aient été assassinés», explique Crisanto Gomez. Les problèmes de sécurité pour les professeurs et les autres ont diminué avec les années, mais certains sont toujours menacés. Beaucoup ont choisi l'exil.

Le récent processus de démobilisation des chefs paramilitaires et de leurs véritables armées, financées à l'aide des narcodollars, a entrainé bon nombre de scandales dans le pays. Par exemple, certains faits cauchemardesques rapportés dans El Tiempo, tels que ceux d'ex-paramilitaires témoignant de l'existence de camps de décapitation, où les soldats des escadrons de la mort étaient entraînés à découper des gens vivants enlevés dans les villages avoisinants.

Encore tout récemment, des charniers contenant les victimes des massacres paramilitaires ont été découverts, témoignant de l'horreur de l'époque qui semble se poursuivre aujourd'hui, et qui au contraire d'Ingrid Betancourt, ne semble pas trouver écho au niveau international.